L’interprète désignée

Une profession émergente, à l’ère de l’équité, de la diversité et de l’inclusion

Geneviève Bujold | Interprète LSQ-français, DCSP

Survol de la situation

Les services d’interprétation en langue des signes québécoise (LSQ) ont été implantés dans les institutions d’enseignement postsecondaires au début des années 1980. Si à l’époque le nombre de personnes étudiantes sourdes inscrites au collège et à l’université était encore peu élevé, il n’a cessé d’augmenter depuis. Aujourd’hui elles sont plus nombreuses, tout en étant sous-représentées, à s’inscrire dans des programmes d’études allant du DEC au doctorat. À l’université, d’une façon générale pour les cours de deux heures et plus, le même duo d’interprètes sera affecté pour la durée de la session, mais quelques équipes d’interprètes se partageront la totalité de l’horaire d’une personne inscrite à un programme d’études.

La profession d’interprète

Le visage de la profession d’interprète en langue des signes a grandement évolué à travers les décennies et est devenu de plus en plus complexe et spécialisé. Les approches et les pratiques sont passées à travers les années par des modèles d’interprète aidante*, d’interprète machine et d’interprète biculturelle, pour ne nommer que ceux-là. Plus récemment, le modèle d’interprète alliée est celui qui s’est imposé davantage. 1

Si la pandémie a mis en lumière leur travail en les propulsant quotidiennement sur nos écrans, les interprètes sont actives dans une multitude de situations, et se retrouvent dans littéralement toutes les sphères de la vie des personnes sourdes; la santé, les arts, l’éducation, la politique, la justice et le travail. La scène classique impliquant une interprète en langue des signes qu’on a généralement en tête est celle d’une personne sourde qui rencontre une personne professionnelle entendante, ou alors une interprète qui se trouve aux côtés d’une personne qui donne une conférence.

Un rôle polyvalent

Les personnes sourdes accèdent de plus en plus aux études supérieures et se sont imposées dans une diversité d’emplois. Certaines d’entre elles, aux États-Unis d’abord puis de plus en plus au Canada, se sont taillé une place dans des professions dites libérales, des postes de cadres et de direction ainsi qu’à la tête d’entreprises. L’interprétation est une profession qui demande une polyvalence et des connaissances générales étendues, toutefois de plus en plus d’interprètes ont développé des spécialisations, pour répondre aux besoins de la communauté sourde allant dans ce sens.

La scène classique de l’interprète dans un bureau de médecin existe toujours, mais cette fois, la personne sourde n’est plus forcément la patiente… elle peut être la docteure. Dans la salle de classe, la personne sourde n’est pas toujours l’étudiante, mais la professeure, bien que ce soit encore figure d’exception. C’est ainsi que la fonction d’interprète désignée a émergé, fonction que j’occupe depuis 2017 auprès d’une professeure au département de communication sociale et publique.  

Sans évidemment s’y substituer, l’expertise de l’interprète doit refléter celle de la professeure, ainsi il serait difficilement envisageable, peu efficace et très chronophage d’avoir une multitude d’interprètes qui gravitent autour d’une professeure et chercheure.

Un des principes de l’accessibilité universelle est de permettre une participation égale à tous et toutes, au même moment et au même lieu, et que l’effort d’inclusion ne repose pas sur la personne, mais sur la société. Suivant ce principe, l’avancement de la carrière d’une personne sourde ne devrait donc pas être freiné par le recours ou la gestion de services d’interprétation. Un de mes objectifs quotidiens est donc de m’assurer que tout est en place pour que la professeure soit en mesure de poursuivre sans obstacle la totalité de ses activités professorales et ainsi rayonner au même titre que ses pairs entendant.e.s, autant dans une rencontre d’encadrement d’étudiant.e à la maîtrise, que dans un colloque à l’étranger.

Les dessous de la profession

Au-delà de la maîtrise de la terminologie scientifique du domaine d’expertise, l’interprète désignée doit notamment travailler en étroite collaboration avec la professeure, connaitre les pratiques qu’elle privilégie, les principes auxquels elle souscrit, ses valeurs, ses intérêts de recherches, la culture organisationnelle, l’étiquette professionnelle, l’actualité du domaine, etc. Les personnes entendantes se forgent, consciemment ou non, une opinion de la personne sourde qui peut être influencée par l’image et le comportement de l’interprète. Ainsi non seulement la présentation et l’attitude de l’interprète désignée ne doivent pas interférer avec celles de la professeure, mais elles devraient plutôt s’arrimer à ses valeurs professionnelles. Dans un milieu où la réputation et l’excellence vont de pair, la rigueur est dans les détails.

Concrètement au quotidien, comment cela se traduit-il ?  À titre d’interprète désignée, je m’assure que toutes les situations professionnelles soient exemptes de barrières à mon travail et que la professeure ait accès à une pleine participation à tous les engagements prévus à son agenda, que ce soit l’enseignement, les conférences, les entrevues de recherches, les réunions de collègues, les lancements de livres, la participation dans les médias, etc.

Par exemple, en plus de faire le travail de recherche et cueillette du matériel de préparation linguistique requis, je vais m’assurer que la salle où l’événement se tient est adéquatement éclairée pour les discussions en LSQ, pendant et après les présentations. Ça peut sembler anodin, mais si les lumières de la salle sont tamisées les gens peuvent s’exprimer oralement mais pas en LSQ. Quand on sait que ce sont souvent les discussions en marge d’événements officiels, tels que les journées d’étude, les congrès et les lancements, qui mènent à d’éventuelles collaborations entre chercheur.e.s, l’inclusion à la moindre conversation peut faire une grande différence.

Une réelle inclusion

On croit à tort que la présence de l’interprète suffit à rendre un événement inclusif. En surface il le semble, mais l’accessibilité a souvent été pensée à sens unique. Par exemple l’organisation a prévu interpréter la conférence en LSQ, mais on n’a pas prévu que le public sourd participerait, comme le public entendant, à la période de questions. Un jour je peux me trouver dans un colloque où se côtoient 4 langues orales et 2 langues des signes sans aucun obstacle, et la semaine suivante devoir me battre pour avoir un éclairage minime dans un coin sombre d’un auditorium. L’interprétation en langue des signes dérange encore certaines personnes.

Une alliée

Plus récemment, j’ai veillé à ajuster, comme la plupart d’entre nous, ma pratique à l’environnement virtuel, et j’ai développé quelques stratégies pour faciliter l’interprétation et favoriser l’accessibilité des séances sur Zoom et des webinaires, en direct et en différé.

Lors de la diffusion des entrevues et reportages médiatiques auxquels la professeure a participé, je m’assure que ceux-ci sont accessibles en LSQ et que la terminologie utilisée en français respecte les pratiques non-audistes et non-capacitistes qui ont été préalablement fournies. Les journalistes démontrent encore de la réticence à corriger leurs articles, toutefois je sais me montrer tenace.

L’interprète désignée est entre autres l’alliée qui prend le relais des démarches d’équité et d’inclusion, qui incombent encore trop souvent aux personnes sourdes, afin que l’accessibilité ne repose plus sur une seule personne, mais sur la collectivité. Et qu’ainsi l’excellence ne soit plus une course à obstacles.

1 Le modèle d’aidante est celui qui a émergé aux débuts de la profession, l’interprète adoptait alors une posture d’accompagnatrice et pouvait s’exprimer pour la personne sourde. Le modèle de machine a suivi, dans une visée de prise de pouvoir par les personnes sourdes, l’interprète, détachée et invisible, transmettait strictement le message d’une langue à l’autre. Le modèle d’interprète biculturelle, plus récent, se rapproche d’une posture de médiatrice entre les deux cultures, mais ne tient pas compte l’aspect de pouvoir et privilège, et pourrait favoriser des comportements oppressants. Dans le modèle d’alliée l’interprète ne se substitue pas à la personne sourde comme experte de sa propre langue et culture, elle a conscience de son pouvoir, dont celui de contribuer à l’équité de manière non oppressante.

*L’usage du féminin et de l’écriture épicène ont été favorisés, par souci d’inclusion et pour refléter la prédominance féminine de la profession d’interprète.

Pour en savoir plus sur la journée internationale des personnes handicapées, c’est ici!